Mots et couleurs

textes auto-biographiques anciens et actuels, poésie, chansons, contes et nouvelles

05 novembre 2005

AUTRE TOUSSAINT

5 NOVEMBRE Au passé Journal 1993

Les morts ont vieilli d’une année. Une page de plus a tourné sur ses gonds.
J’ai retenu de ce temps de Toussaint, qui était bien un temps de Toussaint et rien d’autre, les piquets noirs des maïs coupés plantant sur le sol leurs « ici-gît » serrés dans le brouillard. Les chasseurs des deux villages avaient uni leurs attentes immobiles, l’arme à l’épaule, pour battre les sangliers sur leur propre terrain. Mais, à ce qu’on m’en a dit, au soir les treize sangliers avaient déjoué les chiens et les vestes vertes pour rejoindre à la nage l’île des Brotteaux. Ne restaient sur le sol que les sabots ravageurs des la nuit, les salades mangées, les choux éventrés.
Une volée de moineaux a écrit sur le ciel un au-revoir gentil à ceux qui passent. Les corbeaux, affairés sur les récoltes encore sur pied, se sont à peine ébattus à mon passage. Ils savent que, les derniers maïs rentrés, personne ne les dérangera pour plusieurs mois.
C’était un bien beau cimetière. Il n’a pas plu, il n’a pas gelé, les chrysanthèmes cette année ont marié leurs collerettes à nos souvenirs et nous avons admiré à pas lents et révérencieux, l’abondance des fleurs sur une même plante, la variété des couleurs sur une même pierre tombale. Les horticulteurs sont de grands gardiens des âmes. Ils rappellent à nos yeux des regards enfuis et tirent des lueurs nouvelles de l’iris des vivants. La Sylvie, la Maria, la Juliette ont entamé avec leurs morts une discussion apaisée que ne porte plus que sur l’insignifiance des détails : où est passée la clé de la cave ? il restait un morceau de gâteau sur l’assiette à midi … La commande de Damart n’est toujours pas arrivée …
Le prêtre s’est mis à parler comme Dieu lui-même. Il s’adressait directement à nous avec, semble-t-il, la permission de tous les saints dont c’était la fête à ne pas oublier. Et tous les saints faisaient partie de la famille ; ils nous touchaient de leurs ailes. Dieu avait la voix rassurante et lente d’un vieillard qui ne doute pas du sens du parcours. A l’élévation l’hostie luit comme un soleil blanc et la mort devint un hiver noyé de brume, dans un pays humide et froid où il suffit, somme toute, de bien se couvrir et de rentrer son bois à temps. « Aimer, dit Dieu, sans tambour ni trompette, tel que vous êtes et tel que je suis pour vous et sans attendre. » C’est du moins ce que j’ai entendu. La mort devint aimable et ronde, abordable, dans le clignotement du soleil pâle à travers le halo.
Une page de plus a tourné sur ses gonds. Les morts enfoncent la porte ouverte.

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