Mots et couleurs

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09 novembre 2005

LETTRE a TOUSSAINT

AU PASSE
Cher Toussaint,

(Toussaint est un prénom porté encore par quelques Corses dont celui à qui était adressée cette lettre en 1987. J’écrivais alors la lettre en direct mais la recopiais dans mon cahier avant de l’envoyer quand elle correspondait à quelque chose de difficile à exprimer mais d’essentiel pour moi. Aujourd’hui, retrouver cette écriture continue à nourrir mon espérance en un sens de la vie.)

Ce matin, au réveil, je veux essayer de te dire ce que la nuit brassait dans ma tête et en dérouler le fil.
Comment parler de la mort sans raviver la douleur ? et pourtant, je crois que c’est en en parlant que nous l’accepterons mieux. Antoine par tout le temps passé avec toi, avec vous tous, était plus que ton neveu. Je m’en souviens comme d’un grand garçon silencieux et je le revois s’essayer à la planche à voile sans beaucoup de conviction. Il me semblait qu’il était coincé entre la plage et la maison, sa fidélité à vous tous et son envie mal assurée de se mêler aux autres jeunes, de vivre des choses nouvelles. Mais peut-être n’ai-je vu de lui que l’extérieur et je ne me sentais pas le droit de bousculer un peu l’intérieur pour savoir ce qui s’y passait. Tu me dis que vous l’avez ramené dans sa terre corse et cette promenade à pied à O. que j’avais faite me permet de mieux voir votre cortège ami et familial lui donner la main une dernière fois tout au long de la route. J’envie ce sentiment de la famille, ces traditions venues du cœur, cette appartenance à un pays, un village, qui assouplit, j’imagine, l’horreur, l’injustice de toute mort. Je sais que pour ma mère, ma sœur, c’est ce qui les fait s’apaiser, fleurir les tombes, aller journellement au cimetière et finalement enterrer la mort sous les soins domestiques.
Moi je ne peux pas.
Ni me plier aux visites régulières, arranger les fleurs et balayer les grains de terre. Je n’ai pas fini de me révolter sans savoir si c’est contre un Dieu indifférent ou contre des conventions que, par ailleurs, j’envie parce qu’elles rassurent. Je ne sais trop où sont mes tombes, dans ma tête ou dans mon cœur. Je les fleuris surtout du regret de ne pas avoir vécu plus intensément, plus franchement mon amour pour ceux qui ont disparu. Disparus ? Je m’achemine vers une idée confuse que la vie reste la vie toujours, que ce qui fut des âmes s’évapore pour rejoindre ce qui continue peut-être sous une autre forme, peut-être sous la forme du tout. Je veux te raconter ce qui s’est passé à La Loue, sur le chemin derrière ma maison. Je sais que tu peux l’entendre sans en rire.
J’avais une amie, Bernadette, que j’aimais beaucoup. Elle a été tuée dans un accident de voiture. Après sa mort j’avais des remontées de larmes brutales et puis je me suis apaisée. Longtemps après, sur ce chemin donc, où j’étais seule, soudain, je ne dis pas que j’ai pensé à Bernadette. Elle était là, avec moi, autour de moi, dans l’air. Je la sentais. J’étais très heureuse, étrangement heureuse. L’essence de Bernadette était venue me rejoindre.
Ma sœur, c’est en rêve qu’elle m’a fait signe, un vrai signe de la main et elle m’a dit de continuer.
Mon père, par sa mort, m’a aussi éloigné de ma propre envie de mourir et je n’ai su qu’alors à quel point je l’aimais.
Toussaint je t’aime aussi. C’est moins la mort d’Antoine que je pleure que ta propre souffrance. Je pense aussi à tes sœurs et à leur éblouissement devant leur petit neveu. D’autres enfants viendront. D’autres de votre nom et de votre sang. Et Antoine lui aussi viendra peut-être un jour, au jardin, dans une orange ou une rose, te dire que tout amour sincère est immortel.
Merci de me dire ce qui te fait peine. Je t’embrasse bien fort.

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