Mots et couleurs

textes auto-biographiques anciens et actuels, poésie, chansons, contes et nouvelles

23 mai 2006

UNE CARTE POSTALE IV



IV- SE RENDRE COMPTE

Nous en sommes à J+3

Alors il n’a pas regardé la télé après le repas de midi. Il n’aurait su dire pourquoi. D’un seul coup il a eu envie de marcher en ville. De toutes façons pour ce qu’il y a à la télé. Et puis, dès le café servi, la femme au tricot s’installe dans le salon et c’est elle qui monopolise la 6 avec sa foutue émission médicale. Elle a un tel air de « je suis sérieuse moi ! » qu’on n’ose pas la déranger. Elle ferait mieux d’aller faire la sieste comme tout le monde !
Il a traversé le salon d’un pas ferme, il n’a même pas tourné la tête. Arrivé sur le trottoir, il a hésité. A droite vers les Thermes comme tous les matins, ou à gauche vers le Casino et le petit lac. La rue est en chantier. On a dû changer les égouts ou quelque chose comme ça, on refait les bordures, on laisse l’emplacement pour planter, des arbres sûrement : un rond d’un mètre cimenté tout autour. On voit que la taxe de séjour rapporte gros à Allevard. Ils sont toute une équipe d’émigrés à ratisser le goudron, à lisser. Ils n’ont pas l’air malheureux. Des costauds. De sacrés costauds. Pas un qui parle français à part le chef. Ils s’entendent bien. Ils se cachent pour manger je sais pas où à midi. On ne les voit plus. Seule la maîtrise vient avec nous au restaurant de l’hôtel. C’est normal. Ils sont corrects. Ils se changent avant d’entrer. Peut-être ! Je ne sais pas !
Les chefs se salissent moins que les ouvriers.
Je vois tout dans la salle. J’entends pas trop bien. A cause de mes oreilles et de la plante verte.
Faut pas que je me plaigne : c’est moi qui ait voulu m’installer derrière la grosse plante !

On mange bien à l’hôtel du Dauphiné. Les patrons ont changé cette année mais la cuisine est toujours aussi bonne. C’est le même cuisinier qui est resté. Cuisine familiale : des gratins, des viandes en sauce, du lapin … C’est pour ça qu’on revenait toujours ici avec maman. Et la patronne et le serveur repassent à la fin de chaque service pour offrir une ration supplémentaire à ceux qui veulent.
Bon ! C’est pas le tout ! Où je vais ?

Il s’est dirigé vers le centre-ville. Oh le centre ville n’exagérons rien ! Une rue piétonne de même pas trois cents mètres. De chaque côté, le boucher et traiteur - des bonnes rissoles - le boulanger-pâtissier - un peu cher mais pas mauvais - un magasin de bonbons, un de fringues, l’inévitable « Produits du terroir » et la boutique aux Souvenirs. Toujours les mêmes : des assiettes, des plats, des poupées et des cartes postales évidemment. Correctes.
En face du boucher, le bureau de tabac avec ses présentoirs sur le trottoir. C’est là que ses pas l’ont porté. A cette heure-ci le bureau est fermé. Tous les magasins sont fermés jusqu’à trois heures. Les curistes font la sieste. Il fait chaud. La rue est déserte.
Alors il les a vues, les cartes. Au bureau de tabac. Toute une rangée dans un présentoir tournant. Il s’est mis entre la vitrine et le présentoir et il les a regardées. Rien d’intéressant. Le même genre que la carte par terre : De gros seins, des fesses rebondies. En ballons de baskets énormes avec des cochonneries écrites dessus. Elle y était celle de l’autre jour, la carte. A se demander qui peut bien acheter ça !
Il en a touché une. Il l’a même prise dans ses mains, l’a retournée comme si elle pouvait être écrite à l’envers et c’est en voulant la replacer qu’il a vu l’autre, en dessous. Bien pire ! Elle lui a sauté aux yeux et il n’a pu supporter. Il est parti.
Et pourtant il est revenu pour la regarder. La carte se moquait de lui. Ouvertement. Là, dans cette rue, la carte se fichait de sa figure, se fichait de sa gueule. Pauvre type ! T’as pas de femme, t’as plus rien. T’as beau triturer cette pauvre chose, c’te limace, c’te « feignante » qu’elle dit, tu peux plus rien en sortir.
Il a eu envie de l’arracher du présentoir, de la déchirer là dans la rue, de la flanquer dans le caniveau, au Bréda, n’importe où pourvu qu’il ne la voit plus. La joue lui cuisait. Comme la fois où sa mère l’avait giflé.
Machinalement il s’est frotté la joue !

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