Mots et couleurs

textes auto-biographiques anciens et actuels, poésie, chansons, contes et nouvelles

12 septembre 2006

LA GALERE


Pourquoi cette galère est posée là, à quelques mètres du four à pain, pleine de fleurs ? Et depuis quand ? Pourquoi on appelle « galère » cette charrette désaffectée ? Vraiment, Claire, tu veux tout savoir ?
Et bien laisse-moi te raconter !

HARDI PETIT !
HISTOIRE DE LA GALERE VOLANTE

Cette année-là l’automne ne pouvait plus s’arrêter de fleurir. On aurait dit un second printemps, un autre été … Les glycines, les rosiers en était à leur deuxième ou troisième floraison et la façade des maisons croulaient sous les boutons et les branches, oui ! comme aujourd’hui ! Il y avait bien des feuilles mortes pour craquer sous les pieds et parler d’hiver à venir mais personne ne les entendait.

Ce dimanche-là, comme tous les dimanches, le Phonse s’était levé à cinq heures pour pétrir. La petiote, la dernière, la vraiment petite, était encore dans son lit pour trois ou quatre heures supplémentaires, à courir dans ses rêves devant un loup ou occupée à cueillir des champignons géants dans des livres illustrés … Sans doute entendait-elle les grands coups de pâte à pain jetée contre les flancs de la maie, que le papa travaillait pour rendre souple et aérée quand elle lèverait dans les benons de paille mais la gone n’avait pas encore émergée.
Comme tous les dimanches la galère était devant la porte d’entrée à attendre les benons pleins de pâte. Campée sur sa béquille de derrière, bien horizontale, les ridelles enlevées, elle bayait aux corneilles qui chez-nous s’appelle seulement des corbeaux. Une galère, le dimanche, ne travaille pas vraiment. Elle s’occupe. Emmener le pain au four de La Loue est plus qu’un plaisir, c’est une fête ! Sentir le Phonse dans les brancards qui tire de toutes ses forces - et Dieu sait qu’elles sont grandes - pour l’enlever d’un coup de reins et la rouler doucettement ensuite sur le chemin quel repos dominical ! C’est bien mieux que les lourdes galérées de maïs, d’herbe à lapin … Et cette grignette qui pose sa main sur celle de son père en s’étirant pour être à la hauteur, cette gamine qui croit qu’elle est la force motrice de l’attelage c’est pas un cadeau ? Quelle bonne petite du dimanche!
- Depachiète ! crie le Phonse à la petite en train de lanterner sur son petit déjeuner. No y van ! Vous pensez si elle ne se le fait pas dire deux fois ! La voilà prête à accompagner la galère jusqu’au four du voisin, elle a mis son quiqui bleu dans les cheveux, ses sandalettes, et vogue la galère ! Non ! le terme ne convient pas . (Quoique …) Non ! Ce n’est pas ce que dit le papa pour démarrer ! Le mot de passe est toujours « hardi petit ! »

Hardi petit ! Nous voilà arrivés au four. Les benons pleins de pâte attendent sur les étagères devant le four chauffé. Les fagottes ont bien pris. La bonne braise est dispersée par le racloir métallique pour que les flammes s’arrêtent. Le Phonse connaît son affaire. De l’avis général son pain est le meilleur de tout le quartier, peut-être bien de tout le village …
Bon ça y est ! La pâte levée a glissé du benon à la pelle et, d’un petit coup sec, de la pelle à long manche vers les profondeurs du four. La douzaine de miches enfournées en ont maintenant pour une petite heure à mûrir. Normalement, à ce moment-là, le Père Bavu se rapplique sous l’appentis avec le vin blanc. La petite rejoint la mère Bavu dans sa cuisine et se plonge dans l’almanach Vermot.


Mais, je te l’ai dit Claire, cette automne-là n’était pas ordinaire ! Ce dimanche non plus ! Au lieu de s’installer à boire un coup devant le four et à attendre son pain cuit, le Phonse attrape la petite d’un bras et la pose au beau milieu de la galère, tourne celle-ci en direction du charret et .. Hardi petit ! A grandes enjambées le voilà qui enfile le chemin de la Loue à celui du Gravier comme si on allait jusqu’au Rhône. Mais qu’est-ce qu’il fait ce papa ? Qu’est-ce qu’elle va dire la maman ! Vous pensez si elle est étonnée la petite, et ravie ! Les enjambées se font de plus en plus rapides, la galère cahote sur le charret, on est déjà au pont de Champiot sur la rivière, on vient de doubler le traquinet du Louis qui n’a même pas le temps d’inviter Phonse à boire un canon. Où on va comme ça ? La petite vient de se souvenir que ce n’est pas un jour ordinaire, aujourd’hui elle a sept ans. Vous vous rendez compte ! Sept ans et le papa lui offre comme un tour de manège puisque il n’y a pas la vogue mais que c’est son anniversaire ! Tant mieux ! Elle ne pouvait pas rêver plus belle aventure ! Même dans les livres on ne trouve pas tous les jours un jour pareil ! Un anniversaire rien que pour soi ! Au trot ! Au trot ! Comme quand elle était petite sur les genoux du papa ! Elle rit comme une folle ! Elle est si heureuse qu’elle va s’envoler ! Au galop ! Au galop ! Au galop ! en compagnie des belles dames et des beaux messieurs de légende ! Infatigable le grand Phonse ! ça ne m’étonne pas ! Il a toujours de ces idées celui-là !
Mais qu’est-ce qui se passe ? Le vent vient de se lever. Un grand vent, pas un petit vent de rien du tout pour sécher le linge. Un grand vent du tonnerre de Dieu … La galère se soulève un peu, cogne sur le chemin, se soulève encore, tangue … et d’un seul coup se met à flotter dans les airs. « Serre la mécanique ! » crie Phonse ! On peut pas ! Elle ne peut pas. Sur la galère il n’y a pas de mécanique comme sur le traîneau. Est-ce qu’il a peur aussi le papa ?
Pas du tout ! Comme d’habitude rien ne l’étonne. Une épaisse brûme recouvre maintenant le fleuve car on est arrivé au hameau de l’Ile. Le papa, qui s’y connaît pour traverser le bois sur son bateau, dirige la galère vers l’Ile elle-même qui a donné son nom au rivage du fleuve : l’île des Brotteaux. Comme si de rien n’était on arrive à l’île. Le bateau volant se pose doucement juste devant la cabane que le Phonse a aménagée pour ses longues journées de bûcheronnage. Ils sont tous deux maintenant assis sur le petit banc. En dessous de la couche de nuages qui les protège des regards. Personne ne peut les voir, pas même un avion de reconnaissance.
Ce qu’ils se sont dit ? Quels secrets le Phonse a transmis à la petite ? Combien de temps a duré le voyage ? Est-ce que les pains étaient brûlés au retour ?
Patience Claire ! Je ne saurais tout te dire. Il n’y a que les papas qui puissent raconter. Expliquer l’essentiel sans oublier le détail. Mais ce dont je me souviens bien, si ce n’est des mots exacts de mon père, c’est que ce jour-là j’ai tenu de lui les mancherons de la galère et les secrets qui vous font vivre : secret du pain juste à son goût, secret du vin juste à sa soif, etc … etc …
Par contre je me souviens très bien qu’ils sont revenus à pied. La galère les avait précédés et s’était posée toute seule là où tu peux la voir. Elle n’a jamais voulu en bouger. Depuis soixante ans. Il a fallu ramener la fournée sur une autre charrette, celle du Père Bavu sans doute. Il n’y a pas eu d’article dans le journal. Pas de photo. Personne n’avait rien vu ni entendu, sans doute à cause de la brume. Du grand vent certes on s’est souvenu car il avait décoiffé quelques toits et déraciné quelques arbres … Mais du vol de la galère par dessus la rivière, les peupliers et les godes, personne n’a parlé jusqu’à maintenant. Personne n’a rien jamais su. Hormis, peut-être, la mère Bavu qui écoutait toujours avec bienveillance les histoires de la petite.

1 commentaires:

Anonymous Anonyme a dit...

Comme je t'envie d'avoir pu partager tous ces moments de bonheur avec ton papa,j'aurais aimé avoir des moments de tendresse et de complicité avec le mien,il en a été autrement comme dit la chanson " c'est du passé n'en parlons plus ".Continue de me faire rêver avec tes récits.Bisous.Lucienne

mercredi, 13 septembre, 2006  

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