Mots et couleurs

textes auto-biographiques anciens et actuels, poésie, chansons, contes et nouvelles

05 février 2015

quotidien ...


Et pourtant combien ce pain quotidien me coûtait à l’avaler. Je n’avais jamais faim. J’étais une « pouillante », une « grimacière ». on devait me « faire manger ». Il fallut bien trois années, quatre ou cinq peut-être, pour que je me décide à prendre la cuillère moi-même dans ma propre main. Pas faim le matin devant le bol de lait bourré de pain trempé, beurk ! pas faim à midi pour le pain qui doit « saucer », « pousser » dans l’assiette. Pas faim au goûter même avec chocolat incorporé ou mieux râpé sur la tartine de beurre. Et bien entendu pas faim pour la soupe qui elle aussi regorge de pain. Le pain est la base. Le pain est indispensable. Le pain est laïque à l’école, béni à l’église mais respecté partout. Dans les contes, dans les chansons, dans les comptines
Une poule sur un mur
Qui picorait du pain dur

Aussi est-ce par ce côté expressif que, finalement, j’ai fait alliance avec le pain, le pain de mon père, l’unique père qui est sur la terre :
Je suis faite de pain que pétrissait mon père
Dans la maie à cinq heures qu’on nomme aussi pétrin
Du pain de nos javelles, du bon blé de nos terres
La batteuse au soleil alors tournait à plein

Parfois de ce pain blanc je lèche encore la croûte
Ferme par le dessous, brûlée par le dessus
Et sans faire de grimaces puisqu’il faut bien grandir
J’avale un gros chagrin sur mon morceau de pain
 /…/
J’ai chanté la chanson toute entière pour les soixante ans de mon frère et il en a été ému aux larmes, lui qui ne me concède que très rarement quelques paroles sensées. Je l’ai chanté  à la soirée « Mon voisin est un artiste » à Engins dans le Vercors et des personnes de mon âge sont venu saluer cette offrande à leur enfance. En particulier un Monsieur, Suisse, qui m’a remercié chaleureusement de lui redonner le goût de ce pain-là. Souvent dans les contes, dans les spectacles avec Claire, le pain quotidien revient témoigner de mon incomparable famille nourricière. Maintenant que j’ai gommé toutes ses exigences et ses exagérations.

J’imagine que c’est le même devoir de mémoire embellie qui fit choisir à Nicole la corbeille à pain dans les talismans incontournables

Elle ne put pas m’en raconter l’origine. Qui l’avait faite ? Quand ? En quel bois ? Produit local ou d’importation ? mais sa place exceptionnelle sur la table du dimanche, des banquets, des repas de noces, oui elle en sait tout. Ce n’est pas tous les jours que l’on sert le pain dans cette corbeille qui est en elle-même un autel, une prière, une consécration. Un pain quotidien d’accord mais la corbeille des jours de fête.
Pour graver ainsi dans le bois l’épi mûr et souple, la phrase en lettres carrées, il fallait plus qu’une gouge habile, qu’un long temps de réflexion et de concentration. Il fallait, j’imagine, une foi solide en l’homme et en Dieu.
En a-t-il fait plusieurs de cette qualité et de cette facture le sculpteur anonyme ? Je n’en connais pas d’autres. J’interrogerai un antiquaire, un brocanteur.

« Donnez-nous notre pain quotidien »
Aujourd’hui qu’il est si facile sur un ordinateur de superposer texte et image comment retourner à l’esprit qui lit la matière rebelle au verbe, qui se donne le temps pour mûrir.
L’essentiel en peu de mots, fussent-ils transmis pour des siècles et des siècles. Mots ramassés comme des miettes d’un geste sûr et repétris inlassablement.
La corbeille à pain. Passe-moi la corbeille à pain ! Passe-moi le pain ! 
Passe-moi l’essentiel !

« Je n’avais qu’un épi de blé, je l’ai coupé, je l’ai lié … »

* je viens de recevoir une photo d'une autre corbeille à l'identique

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